Article intéressant de Pokong

[Chine] Devenir une puissance mondiale en douze leçons

A la fin de l’année, la télévision chinoise a diffusé une étonnante série documentaire sur l’histoire des nations qui ont dominé le monde. Une série qui fait preuve d’audace, souligne un ancien dissident.


Zhao Huayong, directeur de la chaîne de télévision nationale chinoise

Au début de l’hiver, la télévision nationale chinoise a diffusé une série documentaire intitulée : L’Emergence des grandes nations. Ce long documentaire en douze parties a eu un retentissement certain, chacun se perdant en conjectures sur la signification de sa diffusion et sur l’identité de ses commanditaires en coulisses.
Par “grandes nations”, le film entend les pays qui, au cours des cinq cents dernières années, se sont constitué une sphère d’influence d’envergure planétaire. Il cite au total neuf nations : le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, le Japon, la Russie et les Etats-Unis. Quant au terme d’“émergence”, il désigne le passage de ces pays d’une situation de faiblesse à une situation de force, d’un statut de dominé à un statut de dominant, d’une échelle métropolitaine à une échelle mondiale.
Ces définitions évoquent en filigrane la Chine actuelle. En effet, ces dernières années, le boom économique et l’accroissement exponentiel de la puissance militaire chinoise ont conduit certains Chinois à s’enorgueillir de ces succès, tandis que, à l’étranger, certains discouraient sur l’“émergence de la Chine” ou sur la “menace chinoise”. C’est dans un tel contexte que ce film a été tourné, puis diffusé. Cela prouve qu’il existe en Chine populaire et au sein du Parti communiste chinois (PCC) des gens qui commencent à s’interroger sur la réalité de l’émergence de la Chine et sur les conditions de cette émergence.
Le documentaire fait l’examen minutieux des éléments qui ont déterminé la montée en puissance des différents pays. Ce faisant, il n’évite pas une certaine partialité. Si le film souligne l’importance du commerce, de la puissance militaire et de la suprématie d’une nation, c’est pour faire pendant à la situation dans laquelle se trouve actuellement la Chine, pour trouver des justifications forcées aux “politiques nationales” du PCC, en particulier sa décision de “tout axer sur l’édification économique”, la “modernisation des armées” (une politique militariste) et “l’attachement aux quatre principes fondamentaux” (la dictature du Parti).
D’autres facteurs de l’émergence des neuf grandes nations citées par le film méritent réflexion. Par exemple, dans le cas du Royaume-Uni, le film cite la tolérance de la reine, la démocratie parlementaire, la naissance de la Grande Charte, puis la Glorieuse Révolution qui a apporté avec elle la notion de liberté, toutes choses ayant constitué les bases de son “empire planétaire”. En ce qui concerne la France, le film parle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adoptée lors de la Révolution française, en soulignant que les principes de liberté, égalité, fraternité ne sont pas devenus l’héritage culturel de la seule France mais du monde entier, en étant incorporés dans la Charte des Nations unies. Ce sont ses acquis culturels et idéologiques qui ont fait de la France une grande nation mondiale.
On pourrait dire que le film fait simplement preuve d’objectivité à propos du Royaume-Uni et de la France, mais, compte tenu du climat actuel en Chine, cette objectivité est une vraie audace. En revanche, à propos des Etats-Unis, le documentaire se fait plus évasif, insistant à dessein sur le système économique, sur les prouesses scientifiques et techniques, ainsi que sur les nombreux brevets déposés. Il est à peine question de la clé de voûte de la puissance américaine – la démocratie. Sans doute, du fait que l’histoire de l’émergence des Etats-Unis est encore trop récente et qu’il subsiste trop d’antagonismes avec la Chine, le sujet apparaît-il sensible au point de commander la plus grande prudence à ses réalisateurs.
A propos des “quatre libertés” du président Franklin D. Roosevelt, le film n’en mentionne qu’une : la “liberté de vivre à l’abri du besoin”, se limitant au niveau de la subsistance, alors que Roosevelt nomme quatre libertés : la liberté de croyance, la liberté de culte, la liberté de vivre à l’abri du besoin et la liberté de vivre à l’abri de la peur. Or, en Chine, à l’exception de la liberté de vivre à l’abri du besoin, les trois autres sont censurées et même combattues par le PCC. Elles sont intentionnellement passées sous silence. Car, pour être diffusé, ce documentaire devait franchir tous les contrôles. Or le fait qu’un tel documentaire ait pu voir le jour, dans la Chine actuelle, constitue déjà un tour de force !

L’édification économique placée avant tout

Les supputations vont bon train concernant les appuis en coulisses dont il a bénéficié. Ses auteurs ont beau affirmer qu’ils n’ont profité d’aucun soutien particulier, chacun sait que ce n’est pas possible.
D’ailleurs, son producteur n’est autre que le directeur de la chaîne de télévision nationale, Zhao Huayong en personne ; son conseiller scientifique est le Pr Qian Chengdan, de l’université de Pékin, connu pour avoir donné aux hauts dirigeants chinois des conférences d’histoire mondiale ; enfin, le Bureau politique du PCC a débattu du documentaire après une projection collective.
Disons la vérité : les commanditaires de ce film se trouvent parmi les plus hauts dirigeants du PCC. Quel que soit leur but, cela prouve au moins une chose : au sein du PCC, il existe encore des gens qui souhaitent regarder le monde en face. Tel est le grand enseignement à retirer du film L’Emergence des grandes nations. Et, de ce point de vue, le fait qu’il ait été réalisé et diffusé a une signification positive. Le documentaire a été diffusé sur la chaîne spécialisée dans l’économie de la télévision nationale. Ce choix ne résultait pas du hasard. L’intention de souligner l’aspect économique du sujet et de diminuer sa dimension politique, faisant ainsi profil bas pour réduire les répercussions du film tout en guettant les réactions.

La démocratie américaine passée sous silence

Mais hors micro les réalisateurs expliquent que l’émergence pacifique que souhaite la Chine passe par la paix sur le plan intérieur. Les auteurs ont cherché à montrer toute l’importance des “compromis”. Cela prend valeur d’avertissement à l’intention des autorités communistes qui, depuis longtemps, gèrent les conflits internes et externes avec une mentalité dictatoriale et des moyens contraignants.
Si l’émergence de la Chine ne peut s’accomplir que grâce à la dictature, elle ne différera en rien des innombrables cas que compte l’Histoire et elle ne pourra pas prétendre avoir un rôle mondial. Si l’émergence de la Chine doit s’accompagner d’une expansion extérieure ou du colonialisme, elle ne fera que marcher sur les traces de l’Allemagne, du Japon et de l’Union soviétique. Si l’émergence de la Chine implique le recours à la force militaire pour réaliser l’unité, par exemple avec Taïwan, les bilans historiques de l’Allemagne et de l’Union soviétique sont des leçons toutes faites.
Que signifie donc, pour la Chine, de parler aujourd’hui d’“émergence des grandes nations” ? Historiquement, la Chine a toujours été un grand pays. Elle a pris son essor à maintes reprises, mais sans réellement prendre une dimension internationale. Aujourd’hui, l’idée est de trouver les moyens de se donner une dimension mondiale. La réponse est évidente : tant que l’on ne reconnaîtra pas les valeurs universelles que sont les droits de l’homme et la liberté, tant que l’on ne mettra pas en place un régime fondé sur la démocratie et un gouvernement par les lois, la Chine continuera à être marginalisée sur le plan idéologique et culturel et ne pourra pas à accéder au rang de grande nation mondiale.